Qui était Ambroise Croizat par Michel Etievent (historien, biographe d’A.Croizat)
Quelques mots pour évoquer mon attachement à Ambroise Croizat, à son oeuvre, ses luttes et surtout l’actualité brûlante de son message. La première raison de cet attachement tient à ma propre enfance. J’ai été élevé dans la maison même où Ambroise a vu le jour un 28 janvier 1901. Jai donc passé toute ma jeunesse dans le quartier où la famille Croizat a vécu, près de l’usine de Notre dame de Briançon en Savoie où le père dAmbroise, Antoine était manoeuvre. Tout cela a fortement pesé sur mon éducation.
Pour les ouvriers du quartier, Ambroise Croizat comptait énormément. Il avait donné aux gens cette dignité espérée au bord des fours et au fil des établis, bâtit la sécurité sociale, généralisé les retraites, inventé les conventions collectives, le statut des mineurs, la médecine du travail… un héritage impressionnant de conquêtes et d’acquis qui semblait alors totalement utopique et qui redonnait à lhomme sa dignité. Souvent, les anciens nous en parlaient avec cet oeil pétillant comme lorsque l’on parle dun personnage qui a définitivement marqué votre vie. Fils d’usine, moi aussi, jai bénéficié de toutes les conquêtes dAmbroise et du CNR et notamment de la création des Comités dentreprise. Enfant, jai lu grâce au CE, jai étudié grâce au CE (Bourse scolaire), je suis allé en vacances grâce au CE.
Un militant précoce
Ce qui m’a beaucoup intéressé également dans la vie d’Ambroise, c’est le fantastique chemin de l’homme. Il commence dans le sillage d’un père, manoeuvre à l’usine, dans un quartier de grande pauvreté et s’achève au ministère du Travail avec la création des plus belles conquêtes du siècle. Ce père était également un militant. Il est l’auteur de la première grande grève du siècle en Savoie. Une grève pour la protection sociale. Et c’est son fils qui, 40 ans plus tard, portera cette lutte à l’achèvement en créant la Sécurité sociale. Il y avait là matière à raconter. Ce chemin est également la route du siècle. Ambroise va le traverser, en être un des acteurs, laisser son empreinte. Il a 5 ans quand son père se fait licencier en mars 1906 à la suite dune grève très dure pour la reconnaissance du syndicat CGT. La famille doit quitter Notre Dame de Briançon où Ambroise est né un 28 janvier 1901 pour Ugine, une autre usine. Là, le père reprend son combat. Nouvelle grève. Nouveau licenciement.
La famille quitte la Savoie pour Lyon où Ambroise prendra le relais du père. A 13 ans, il est ajusteur outilleur. Il adhère à la CGT à 14 ans, à la SFIO à 16 ans. En 1920, il est au congrès de Tours où naît le PCF. Il devient très vite un dirigeant des jeunesses communistes de Rhône Alpes et parallèlement milite à la CGTU. Il anime de nombreuses grèves de la métallurgie lyonnaise, se fait licencier lui aussi à plusieurs reprises. En 1928, après des années de lutte, il est secrétaire de la fédération des métaux CGTU. A la tête de la fédération, constamment sur le terrain, il suit les grandes grèves de Marseille, Belfort, Lille, Bordeaux, Toulouse. Il arpente les routes entre combats, grèves et prisons. Dès 1934, il joue un rôle déterminant dans lunification de la CGT pour barrer la route au fascisme né sur le terreau de la crise de 1929. Elu député de Paris du Front Populaire, artisan des Accords Matignon aux cotés de Benoit Frachon, il sera de ceux qui féconderont les grands acquis de l’époque : Congés payés, semaine de quarante heures. Il est lui même l’auteur de la loi sur les conventions collectives.
De la prison au programme du Conseil National de la Résistance
1938, le Front Populaire se déchire, le patronat tient sa revanche. Les militants vont payer cher les audaces de mai 1936. Croizat aussi. En 1939, il est enfermé avec d’autres députés communistes à la Prison de la Santé par ceux qui clament “Plutôt Hitler que le Front Populaire” et qui bientôt vont serrer la main du dictateur à Montoire. Il traversera 14 prisons françaises avant d’être déporté au bagne de Maison Carrée près d’Alger. Souffrance, enfermement, terreur jusqu’au 5 février 1943, date de sa libération. Nommé par la CGT clandestine à la commission consultative du gouvernement provisoire dirigé à Alger par le général De Gaulle, il va concevoir, à partir du programme du CNR, avec ses amis résistants toutes les grandes conquêtes de la Libération.
Les plus belles conquêtes de la dignité
De retour en France en août 1944, il reprend la tête de la fédération des métaux CGT avant d’être nommé au Ministère du Travail en novembre 1945. Deux ans de ministère, deux ans d’inventions sociales où il ne cessera de peaufiner les grandes réformes sociales qui vont constituer la force de l’identité sociale française. Son oeuvre est immense et donne au peuple français les plus belles conquêtes de la dignité : Sécurité sociale, Comités d’entreprise, retraites, médecine du Travail, prévention dans l’entreprise, formation professionnelle, statut des mineurs, des électriciens et gaziers (cosigné avec Marcel Paul), allocations familiales, majoration des heures supplémentaires, égalité de salaire homme femme, caisse d’intempéries du bâtiment…. Deux ans de travail acharné entre le ministère et la fédération des métaux pour nous ouvrir le chemin de la dignité. La France a eu beaucoup de ministre du travail, mais elle n’a eu qu’un Ministre des Travailleurs disait justement à son propos Marcel Paul…
La lutte contre l’oubli
Outre la volonté de conter la capacité créative de ‘lhomme et l’importance de son bilan, une autre raison m’a poussé à écrire cet ouvrage. Je ne supportais plus que l’on gomme sans cesse son nom des livres d’histoire et des manuels scolaires. Ambroise Croizat, malgré l’importance de son héritage ne figurait dans aucun dictionnaire avant l’été 2011, où à force de lutte nous l’avons fait entrer au coeur de l’histoire (Dans le Larousse) où se situe sa vraie place. Cherchez dans dautres dictionnaires ! Vous y trouverez à sa place un certain Croizy, lieutenant de Louis 14 qui s’est illustré pour ses boucheries guerrières. Croizat a systématiquement été oublié. On comprend pourquoi… Même chose pour la Sécurité sociale. Rappelez-vous la commémoration du cinquantième anniversaire en 1995. A aucun moment son nom n’a été cité. Médias, télés, pas une trace de Croizat. Et pourtant, cest lui qui l’a conçue, bâtie. Avec le peuple de France, naturellement, fort d’un rapport de force qui s’appuyait sur un parti communiste à 29 % des voix, une CGT à 5 millions d’adhérents, une classe ouvrière grandie par son action dans la résistance, un patronat sali par sa collaboration .
La création de la sécurité sociale
Née des volontés du programme du CNR de mars 1944, forgée par la mémoire de siècles de lutte pour une protection sociale digne, elle nécessita deux années de construction, caisse après caisse, par des militants souvent sur leur temps de congé ou après le travail. Et tout ceci malgré les oppositions du patronat, des parlementaires de droite, des assurances privées…Deux ans pour bâtir cette fabuleuse institution basée sur les quatre éléments fondamentaux qui vont charpenter son devenir : Unicité, universalité, démocratie, solidarité.
Pierre Laroque, qui fut à ses cotés le technicien chargé de la mise en place le nouveau régime déclarait en 1947 : “Tout a fonctionné à partir de juillet 1946. En dix mois à peine, nous avons pu, malgré les oppositions, construire cette énorme structure alors que les anglais nont pu mettre en application le Plan Beveridge qui date de 1942 quen 1948.” La réussite est brillante et ‘lattachement des gens à l’institution le confirme. Il faut dire l’appui irremplaçable dAmbroise Croizat. Cest son acharnement, son entière confiance manifestée aux hommes de terrain qui est à l’origine dun succès aussi rapide. Rappelons que la CGT a joué un vrai rôle fondateur. Dans les conseils d’administration des caisses primaires, elle était seule. La CFTC refusait dy participer, le patronat aussi.
La modernité d’Ambroise Croizat
Ce travail de recherche m’aura enfin également permis de comprendre combien l’oeuvre et le chemin de Croizat sont modernes, actuels.
Actuel parce quà l’aube du troisième millénaire, les deux axes qui ont fondé son combat, l’accès pour tous à un repos décent et le droit de se soigner sont toujours dune brûlante actualité.
Moderne parce que Croizat a toujours été proche des gens, de la base. Tous ses combats sont liés au terrain. Il construit, il bâtit, invente avec les gens. Il insistait : Il n’y a pas de politique efficace sans l’assentiment, l’accompagnement des gens. L’idée de faire avec, de construire avec est encore plus nette lors de la création de la Sécurité sociale. La sécurité sociale nest pas qu’une affaire de lois et de décrets. Elle implique une action concrète dans la cité, dans l’entreprise. Elle réclame vos mains ajoutait-il. Son action au ministère est avant tout une action de terrain. Comme les autres ministres communistes, il passe d’entreprise en usine, de ville en village. Il écoute, anime, suscite. Sa pratique, ses réalisations ministérielles sont nourries par les réflexions et les propositions de la base.
Moderne parce que toute sa vie, il a lutté pour l’unité de la classe ouvrière. Il disait justement : Pas unis, pas d’acquis
Moderne enfin et en cela bien identifiable aux luttes dun syndicalisme moderne, parce qu’il a toujours allié dans son combat, une politique de grandes idées transformatrices de la société comme la Sécurité sociale par exemple et la prise de mesures concrètes visant à satisfaire immédiatement les besoins des gens comme les majorations de salaires, d’heures supplémentaires, par exemple.
Il faudrait beaucoup de temps pour dire la fécondité, la richesse de l’oeuvre de Croizat. Elle fertilise notre présent, notre avenir. Elle nous ouvre des chemins d’espoir. Rappelons simplement pour achever ce discours une de ses dernières interventions à l’Assemblée Nationale. Jamais disait-il, nous ne tolérerons quun seul des avantages de la Sécurité sociale ne soit rogné. Nous défendrons à en mourir et avec la dernière énergie cette loi humaine et de progrès . Prenons ce cri comme un appel. Un appel à poursuivre ensemble le chemin de Croizat et à lutter pour que la Sécurité sociale ne soit jamais une coquille vide livrée au privé mais reste comme ‘lavait toujours imaginé Ambroise, un lieu de haute solidarité, un rempart contre la souffrance, le rejet et l’exclusion.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article931