Intervention Cgt, Cfdt, Cftc, Cfe-Cgc, Unsa, Fsu, Solidaire
Dès le milieu des années 1950, de brillants mathématiciens comme Alan TURING ont formulé la question qui continue de tarauder la communauté scientifique et le grand public : les machines peuvent-elles imiter l’Homme et penser ? Pourront-elles un jour complètement le remplacer ?
L’intelligence artificielle n’est pas seulement une innovation, qui pourrait se réduire à la découverte d’une solution nouvelle à un problème ancien, mais plutôt -comme l’imprimerie, l’électricité, la télégraphie sans fil, les vaccins, l’avion, le séquençage complet de l’ADN du génome humain, l’ordinateur ou l’Internet- un changement de paradigme, une révolution épistémologique qui change le problème lui-même, creuse un nouveau bassin d’où sortiront une multitude d’autres innovations avec leurs lots de conséquences positives et négatives pour l’Homme dans tous les domaines de son activité.
En 1996, Jérémy RIFKIN annonçait, dans son livre éponyme désormais célèbre, « la fin du travail », comme conséquence des technologies dévoreuses d’emploi nées de la révolution de l’information envahissant tous les secteurs d’activités. Sa crainte principale était celle d’une polarisation du monde : d’un côté une élite de gestionnaires, de chercheurs et de manipulateurs d’information surqualifiés et, de l’autre, une majorité de travailleurs précaires, sans perspective d’avenir et d’emploi stable dans un monde de plus en plus automatisé. Son livre pointait notamment la capitulation des syndicats qui avaient trop axé les négociations collectives sur des revendications de reconversion professionnelle au détriment de la question du contrôle de la production et des procédures de travail ou de celle d’un meilleur partage des gains de productivité obtenus grâce à ces nouvelles technologies.
Les innovations induites par l’IA, au-delà des opportunités de progrès spectaculaire qu’elles amènent, nécessitent absolument de ne pas céder au jeu de l’imitation historique de nos prédécesseurs et les acteurs de l’entreprise, dont les organisations syndicales, doivent s’emparer de la question du contrôle et des procédures de travail tant les risques sont avérés : impossible explicabilité des algorithmes, biais des systèmes basés sur des données statistiques, IA au service du contrôle de masse, de la délation, des fausses informations, des attaques, de la manipulation, etc. Ces biais ont été largement détaillés lors des différentes auditions.
Aussi, installer un cadre de confiance au niveau de l’entreprise, des États et du monde libre pour maîtriser ces risques sera un véritable enjeu pour les partenaires sociaux et ce défi sera relevé seulement grâce, d’une part, au dialogue social comme le préconise le rapport Villani en intégrant pleinement la transformation numérique dans le dialogue social en amont des choix et de l’utilisation des technologies et, d’autre part, par la formation pour acculturer et faire participer les salariés à l’évolution de leur métier avec l’IA. L’enseignement des mathématiques et de l’informatique, en tant que fondements de l’IA, doivent retrouver leurs lettres de noblesse au collège et au lycée avec une meilleure articulation entre les programmes pour donner plus de sens à la discipline, une clarification des liens entre informatique et mathématiques, et surtout ne pas laisser s’installer la désaffection constatée des filles pour leurs apprentissages. Il faut informer et sensibiliser sur les biais de l’IA et réussir à les traiter, soit en amont, dans les données utilisées, soit dans le processus de traitement qui peut devenir capable de les détecter et de les neutraliser : par exemple, dans l’éducation quand nos enfants vont apprendre tous les métiers qu’ils peuvent faire ce serait catastrophique que le système réponde en fonction de leur genre pour dissuader une fille de devenir mathématicienne et cela à cause des biais d’un jeu de données statistiques. Promouvoir une culture de l’IA digne de confiance comme le recommande la note de la commission économique du CESER est par conséquent vital.
Un autre risque de l’IA est celui d’un enfoncement dans la déshumanisation du travail. À l’emprise physique sur le travailleur s’ajoute dorénavant une emprise cérébrale. Elle amène le travail des hommes sur le modèle de celui des ordinateurs, c’est-à-dire le lieu d’exécution d’un programme. Comme le souligne Alain SUPIOT, ce pilotage par algorithmes maintient les travailleurs « ubérisés » dans un « en deçà de l’emploi » et pour que des masses humaines entières ne soient pas reléguées dans cet état, avec les risques psychosociaux qui lui sont associés, dialogue social et droit du travail doivent impérativement s’ouvrir à un « au-delà de l’emploi » qui, à l’inverse d’asservir le travail des hommes à des machines supposées intelligentes, stimule au contraire et coordonne leurs capacités inventives et organisatrices, autrement dit leur accordent une liberté dans le travail et quelle que soit leur position hiérarchique, leur permettent d’avoir individuellement ou collectivement leur mot à dire sur ce qu’ils font et la façon dont ils le font.
La révolution de l’IA porte aussi des opportunités : prenant progressivement en charge toutes les tâches calculables ou programmables, l’informatique nous oblige à repenser l’articulation du travail des hommes et des machines. À condition de les domestiquer, au lieu de nous y identifier, ces dernières pourraient permettre de concentrer le travail humain sur l’incalculable et l’improgrammable, c’est-à-dire sur la part proprement poétique du travail, celle qui suppose une liberté, une créativité ou une attention à autrui, dont aucune machine, à ce jour, n’est capable.
RIFKIN avait ainsi raison d’alerter sur la polarisation de nos sociétés : fracture numérique et croissance des inégalités par la précarisation des emplois sont hélas d’actualité. Pour en finir avec cet état de fait, vous l’aurez compris, la formation et le dialogue social et sociétal en vue de mieux préparer le progrès induit par l’IA et d’en partager les fruits sont les clés.
Nos syndicats se félicitent de l’ambition portée par notre Région d’être celle de l’innovation et de l’IA mais ils souhaitent ici alerter, compte-tenu des enjeux éthiques et sociétaux que soulève l’IA, sur la nécessité de disposer d’un véritable dialogue social régional. Par exemple, dans le domaine industriel, le rôle d’anticipation des impacts de l’IA pourrait s’appuyer sur la proposition, faite par les partenaires sociaux lors du forum de l’industrie fin 2019 et reprise dans l’avis du CESER pour le futur SRDEII, d’un observatoire régional de l’industrie.
Pour accomplir cette ambition, l’émancipation des travailleurs ainsi que l’acculturation des citoyens sont essentielles. La Région a une part à prendre sur ces enjeux. Le CESER ne s’y est pas trompé en proposant 3 actions dans la recommandation n°4 « Promouvoir une IA digne de confiance et accessible à tous ».
Enfin, si l’on admet que l’intelligence humaine ne se réduit pas à ses capacités de calcul, la révolution de l’IA est donc une occasion historique d’établir, au-delà de l’emploi salarié, ce que la Constitution de l’Organisation Internationale du Travail nomme, dans sa version française, un « régime de travail réellement humain ». Cela peut être notre but. Rappelons d’ailleurs que l’IA consiste à faire converger quelque chose vers un but et, en cela, est l’héritière de la cybernétique au sens étymologique de kubernêtikê, le gouvernail. Travaillons ensemble pour définir ce but, pour que l’Humain ne soit pas totalement remplacé et puisse continuer à tenir la barre.
Les syndicats de salariés CFDT, CFE-CGC, CFTC, CGT, FSU, Solidaires et UNSA saluent le travail effectué par la commission économique du CESER et par son chargé d’études. Ils voteront favorablement ce projet de note.