L’Adees (association de développement des études économiques et sociales), outil économique de la Cgt, a entrepris un travail d’étude de la question des transitions industrielles à partir de l’articulation entre travail, emploi, production et innovation. Réalisé en 2016, ce travail repose sur des monographies et des échanges réalisés avec des responsables syndicaux et des consultants de cabinets d’expertise intervenant auprès de Comités d’Entreprises d’entreprises industrielles.
C’est justement sur l’analyse des compétences et savoir-faire, dans un contexte d’évolution profonde de la production industrielle que nous nous sommes penchés. D’une façon générale, la mise en œuvre des nouvelles technologies se réalise dans le cadre de réorganisations du travail selon les principes du lean manufacturing et du lean management et accentuent en ce sens les tendances contradictoires observées avec le déploiement du lean.
Evolutions technologiques et transformation du travail : entre appauvrissement des métiers et exigence d’autonomie
Il ressort souvent de la mise en œuvre des nouvelles technologies une tendance forte à l’appauvrissement des métiers. Celle-ci s’accompagne en outre systématiquement d’un accroissement de la polyvalence requise pour les salariés.
Les métiers percutés par les évolutions technologiques.
Dans certaines entreprises, les syndicalistes notent un rétrécissement de la diversité des métiers et des qualifications. Au-delà de la question des suppressions d’emplois, c’est le nombre de métiers qui composaient une même équipe sur ligne de production qui diminue.
Souvent, ce n’est pas la diversité des métiers sur une ligne qui est affecté mais la diversité du travail dans le métier et dans l’activité.
Chez Stäubli, l’évolution des technologies a appauvri le travail de certains ouvriers qualifiés et techniciens. Comme le note un salarié : « Dans le contenu de mon travail en l’espace de 10-15 ans, j’ai perdu à peu près 85% de mon savoir-faire et de mes compétences. Là où hier j’étais réellement électrotechnicien donc je faisais du câblage, je faisais de l’installation de carte électronique, de l’installation logicielle, aujourd’hui, je déballe une armoire et j’appuie sur entrée. Le produit et l’évolution des technologies font que nos métiers d’ouvriers disparaissent petit à petit ».
Sur le technicentre SNCF d’Oullins, l’évolution technologique en cours et intégrée dans un plan national de réorganisation de la production contribue également à appauvrir le contenu du travail et des métiers. Mais il s’agit d’abord d’une réorganisation du travail autour des principes tayloriens classiques qui appauvrit le travail, autour de la division des tâches et de la numérisation des procédures. Si au début cette évolution ne suscitait pas de réactions, elle constitue aujourd’hui pour certains « la mort du métier » tandis que d’autres « se sentent comme en prison ». Les syndicalistes d’Oullins constatent qu’on est passé d’un savoir-faire artisanal « on devait savoir tout faire » à une spécialisation à outrance et à une perte de la motivation. Les syndicalistes craignent à terme que, comme dans nombre d’entreprises de l’industrie, toutes les étapes de la production soient indiquées pas à pas, qu’il n’y ait plus à réfléchir.
La dématérialisation des procédures se retrouve également sur la ligne de montage de l’activité raccord chez Staübli mais, dans ce cas, la numérisation est un outil au service du salarié qui facilite son travail sans en transformer le contenu et son approche. Si aujourd’hui la numérisation des fiches de montage dans son utilisation ne semble pas transformer en profondeur le travail et les compétences mises en œuvre par les salariés, elle pourrait cependant ouvrir la voie à d’autres formes d’organisation de la production.
Ces deux utilisations différentes montrent qu’il y a là un enjeu syndical à travailler les questions de la numérisation et de son déploiement dans une perspective de renforcement de la capacité d’action des salariés dans leur activité de travail.
L’appauvrissement des métiers sur les lignes de production semble donc être un constat relativement partagé dans nombre d’entreprises. S’il n’est pas contemporain des évolutions technologiques et relève plus globalement d’une tendance à la parcellisation des tâches, les évolutions technologiques et plus particulièrement celles liées à la numérisation accentuent cette tendance.
Malgré tout, on observe toujours par endroits une certaine résistance des savoir-faire artisanaux, résistance non seulement aux évolutions technologiques, mais aussi et surtout au principe de division technique du travail et à la parcellisation des tâches. Ainsi, alors que la production textile est particulièrement automatisée et que c’est bien l’absence de salarié auprès des métiers à tisser qui interpelle à la visite de l’usine Porcher, l’activité de remettage (préparation du fil de chaîne en fonction des armures qui devront être réalisées) reste pour sa part exclusivement manuelle, demandant une très grande dextérité et une solide expérience. Dans un autre registre, la parcellisation des tâches au montage de certains réducteurs pour les robots a dû être abandonnée chez Stäubli. En effet, la division des tâches entraînait une perte de sens de l’activité de montage et une dilution de responsabilité qui avait fait exploser les défauts de qualité sur des réducteurs caractérisés par un montage de très haute précision.
Numérisation, robotisation, progrès techniques : cause directe des suppressions d’emploi ?
L’un des principaux points d’interrogation concernant les évolutions technologiques et l’industrie du futur a trait à l’évolution de l’emploi. Loin de nous essayer à des tentatives de projections plus ou moins alarmistes sur les destructions d’emplois, nous reprenons ici les principales observations issues des entreprises étudiées.
Conformément à une tendance de fond engagée depuis de nombreuses années, les entreprises de notre échantillon se caractérisent par une proportion croissante d’ingénieurs, cadres et techniciens.
Ce constat ne s’explique cependant pas que par l’intensification du contenu technologique des productions qui nécessiterait du personnel plus qualifié. Bien sûr, les évolutions poussent certaines entreprises à développer leur activité en direction de certaines technologies et contribuent à modifier le profil des recrutements. C’est le cas chez Stäubli où la R&D textile, historiquement motrice et numériquement la plus importante, a diminué au profit notamment de la R&D robots, qui elle-même a vu l’explosion de recrutements d’informaticiens en lieu et place de mécaniciens.
Dans d’autres cas en revanche, la modification de la structure du salariat semble d’avantage liée à des questions de réorganisation stratégique des groupes. Pour certains syndicalistes, il faut raisonner à champ constant or, cela est impossible. Les établissements et leurs activités sont dépendants des comportements des groupes qui décident de concentrer, externaliser, regrouper, délocaliser en fonction de stratégies nationales et mondiales qui leurs sont propres. Ainsi, l’accroissement des Ingénieurs, Cadres, Techniciens sur le site de Valeo est lié à la mise en place d’un « centre de services partagés » concernant les activités supports de plusieurs établissements du groupe, et à un regroupement d’activité de R&D (anciennement présentes à Châtellerault) pour la constitution d’un pôle référence de R&D mondiale pour le groupe.
Concernant les suppressions d’emplois liées aux évolutions technologiques, elles sont particulièrement difficiles à évaluer car elles sont imbriquées dans un ensemble plus vaste de réorganisation du travail.
Le cas du technicentre d’Oullins reflète bien cette situation puisque le projet de changement de site labellisé « usine du futur » doit faire baisser le nombre de salariés de 700 à 500. Mais la réorganisation a en réalité déjà été amorcée et, sur celle concernant la cellule électronique, les pertes d’emploi ne sont pas liées à l’introduction de nouvelles technologies mais simplement à une rationalisation du travail de type industrielle avec parcellisation des tâches. Il ne s’agit pas ici de nier la menace réelle que la numérisation et plus largement les évolutions technologiques peuvent faire peser sur l’emploi, mais de souligner que ces évolutions s’inscrivent plus largement dans des choix d’organisation du travail et des stratégies de groupe (parcellisation du travail, sous-traitance, réorganisation spatiale des activités au sein du groupe…) ayant déjà contribué à faire tomber de 1200 à 700 le nombre de salariés sur le site d’Oullins.
Chez Valeo, les échanges avec les syndicalistes et la direction montrent que l’automatisation est en réalité déjà très poussée sur un certain nombre de lignes de production. Elle se poursuit de façon progressive avec l’introduction de robots sur les différentes lignes, supprimant au passage des emplois supplémentaires à la production. Mais, l’évolution possible à terme résiderait principalement dans une connexion directe des machines avec le plan de production, ce qui induirait une perte d’emplois plutôt chez les administratifs (gestion des commandes et des achats).
Evolution des qualifications et des compétences
On observe globalement un certain nombre de contradiction à l’œuvre sur la question des compétences et des qualifications. Alors que pour nombre de métiers les évolutions technologiques se traduisent par un appauvrissement des savoir-faire techniques mis en œuvre, les entreprises recherchent et embauchent des salariés toujours plus qualifiés et déplorent parfois que les jeunes « n’ont pas le niveau ». A la SNCF, les embauches pour des postes identifiés au niveau Bac professionnel concernent désormais des salariés titulaires de BTS mais sans reconnaissance de cette qualification supérieure. On constate la même chose chez Stäubli avec l’embauche de salariés bien plus qualifiés que la qualification réputée des postes.
Les syndicalistes notent que si cette pratique n’est pas véritablement nouvelle, les embauches de salariés « surqualifiés » (la « surqualification » concerne la qualification attachée au poste et non du point de vue des compétences réellement mises en œuvre par les salariés) s’inscrivaient par le passé dans des processus de mobilité interne ascendante dans l’entreprise : un jeune diplômé était recruté avec l’idée que ce diplôme servirait sa progression dans l’entreprise. Aujourd’hui en revanche, les mobilités internes sont largement gelées et les qualifications élevées des salariés embauchés n’ont pas vocation à servir une progression salariale.
Les syndicalistes déplorent un affaiblissement continu du lien entre métier, qualification et rémunération. Si pour eux la rémunération au poste, détachée de la qualification du salarié, constitue la feuille de route de l’action patronale depuis de nombreuses années, ils notent une accélération forte ces dernières années avec l’apparition de cotations des postes reposant en partie sur le rapport de l’opérateur à la machine, le changement de machine pouvant entrainer une modification de la cotation et donc de salaire. Les syndicalistes dénoncent cette situation où « c’est la machine qui fait le salaire ». Elle interroge selon nous également une certaine tendance à l’effacement de compétences et savoir-faire métiers (sur les procédés techniques et la maîtrise des process industriels) au profit de compétences procédurales totalement imbriquées dans les outils techniques et les machines.
Les contradictions apparentes entre appauvrissement des savoir-faire techniques et recrutements de salariés diplômés soulignent la nécessité d’explorer l’évolution des compétences réellement mises en œuvre par les salariés.
D’une façon générale, cette exigence de compétences des salariés trouve écho dans l’exigence d’autonomie et de polyvalence requise par les entreprises dans le cadre des réorganisations du travail de type lean manufacturing et lean management qui sont largement sous-tendues aujourd’hui par les évolutions technologiques.
Les différents cas de réorganisation et d’évolution du travail chez Valeo montrent ce déplacement des attentes vers moins de savoir-faire techniques professionnels et plus de compétences d’auto-organisation de sa production et de gestion en juste-à-temps des bonnes routines et procédures. Notons que ces compétences d’autonomie et de polyvalence constituent bien des « savoir-faire techniques » mais qu’ils sont des savoir-faire techniques transversaux d’organisation de la production qui ne sont pas propre au métier.
Ce déplacement des attentes et cette évolution des compétences mises en œuvre par les salariés ne sont pas encore véritablement explorés concrètement aujourd’hui par les syndicalistes bien qu’ils en aient parfois une conscience aigüe comme c’est le cas chez Valeo où le syndicat CGT revendique une véritable politique de GPEC assise sur une cartographie des métiers. Du côté des directions, ce déplacement des attentes est reconnu mais les compétences qu’il nécessite ne sont pas identifiées précisément ce qui renforce l’apparence contradictoire du discours : « l’évolution technologique permet d’aller vers du plus simple, du plus accessible, mais la contrepartie est l’exigence de plus de qualification et surtout plus d’autonomie ». Les paroles de ce directeur sont révélatrices de la contradiction entre simplification et qualification mais surtout du rejet de l’autonomie en dehors du champ de la qualification et des savoir-faire. Ces compétences diffuses sont rarement rattachées à des savoir-faire et compétences, et donc reconnues et valorisées par le salaire et sont considérées comme des compétences incorporées voire comme des savoir-être.
Une autre contradiction réside dans le discours autour du processus de destruction créatrice. S’il est juste que des besoins nouveaux s’expriment en termes de compétences, de métiers et d’emplois, ils se traduisent toutefois autant dans la recomposition des métiers par les évolutions technologiques que par la destruction de « vieux » métiers et leur remplacement par de nouveaux.
Ainsi, dans un certain nombre de cas, les évolutions technologiques s’intègrent à la maîtrise des savoir-faire professionnels et ne se traduisent pas par une disparition ou un remplacement des « vieux métier » mais par leur évolution.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article1326