Thierry Lepaon, militant Cgt issu de la fédération de la métallurgie, animateur de la Région Normandie, membre de la CE confédérale, du Conseil Economique, Social et Environnemental. Il a été proposé par le CCN pour succéder à Bernard Thibault, comme secrétaire général de la Cgt.
Comment serait-il possible qu’une rue Ambroise Croizat n’existe pas à Lyon ? C’est dans la capitale des Gaules que se forgea le militant et la capitale de la résistance ne peut en aucune façon méconnaître le député emprisonné dès 1939, bien avant l’invasion nazie et qui mit en œuvre une partie essentielle du programme du Conseil National de la Résistance.
C’est donc pour moi, à la fois un honneur et une démarche naturelle de lui rendre hommage dans cette ville. C’est toutefois un privilège et un honneur redoutables, tant la figure de l’homme et du militant sont imposantes. C’est d’ailleurs d’autant plus difficile pour moi qu’il fut le premier secrétaire de la Fédération CGT des métaux réunifiée en mars 1936, ma fédération.
Je l’imagine pourtant en septembre 1914, entrant à 13 ans apprenti ajusteur dans une tréfilerie de Lyon. je l’imagine encore dans les rues de la ville, aux côtés de ses camarades en octobre 1917, disant non à la guerre et prenant sa carte syndicale à 16 ans puis accédant à la direction du syndicat général de la métallurgie de Lyon.
J’adhère avec lui et son père, en pensée, en 1921 pour fonder le PCF et la CGTU.
Je l’accompagne, toujours en pensée, en pensée animant les grèves à Villeurbanne, Roanne, Vénissieux.
Je ressens profondément, presque intimement, ses sentiments lorsque, bête noire du patronat Lyonnais, il est chassé de la tréfilerie avant de parvenir à se faire embaucher, grâce à ses camarades, à la robinetterie Seguin. Je l’admire pour sa combativité, sa pugnacité, sa force de conviction qui lui vaudront quelques nuits de prison pour ses combats antimilitaristes et anticolonialistes dans les années 1924-1925.
Ce sont ces années, dans la région et plus particulièrement dans l’agglomération lyonnaise qui ont forgé un homme et un militant. Aujourd’hui encore, ces années de formation doivent nous faire réfléchir tout à la fois à l’origine sociale, le mode de sélection des dirigeants mais aussi à la place faite à la jeunesse dans notre pays. A 27 ans Ambroise Croizat devenait secrétaire général de la fédération des métaux de la CGTU.
Ce furent alors des années d’espoir fou et de fureur. Aux portes des usines il fallait se battre et faire le coup de poing face aux briseurs de grève et aux nervis patronaux. Face aux ravages de la crise et aux ligues factieuses et fasciste, il fallait faire bouger les lignes, faire rapidement du neuf et travailler à l’unité. Au plan politique l’unité se fera avec le Front populaire ; au plan syndical elle se fera par le congrès général de réunification de la CGT. Elu député communiste de la deuxième circonscription du 14ème arrondissement de Paris en 1936, Ambroise Croizat siège à la “commission spéciale” du gouvernement chargée d’élaborer les réformes et veille à leur application sur le terrain, à la Commission supérieure du travail, à celle de la Marine militaire et de l’aéronautique. Il faut dire qu’un formidable rapport de forces partait des usines occupées notamment dans la métallurgie et que le puissant comité des forges devait baisser pavillon. La fédération de la métallurgie réunifiée va compter plus d’un million d’adhérents. Les cotisations syndicales et la force du nombre permettent d’investir dans des centres de santé, de loisir et de culture, des colonies de vacances et les premières formes de formation professionnelle continue.
Cependant déjà le militant mettait en garde, déclarant dans un meeting “Santé, culture, loisirs, trois mots que la classe ouvrière n’osait jamais prononcer. Aujourd’hui ils font partie de notre quotidien, de nos vies…Gardons nous de le considérer comme acquis. Le patronat ne désarme jamais.”
Non seulement il ne désarme jamais mais il a ses bras armés et ses complices. Bientôt l’horizon s’assombrit, l’embellie du Front populaire n’est plus qu’un souvenir. Saluant le départ d’un convoi de vivres et de médicaments vers l’Espagne Ambroise Croizat pouvait déclarer ” C’est là que se joue l’avenir du monde. Ne pas y être c’est laisser le chemin libre à la barbarie et aux hordes nazies qui n’en resteront pas là.”
Avant même l’invasion, les revanchards font le sale travail. Des dirigeants syndicaux de la métallurgie CGT seront emprisonnés, déportés, certains fusillés. Ambroise Croizat dut subir les pires conditions de captivité à la maison carré à Alger. Aujourd’hui encore, aujourd’hui peut-être plus qu’hier, nous sommes frappés par la capacité à anticiper, à dépasser la situation immédiate, à se projeter. Dans une France qui subissait les effets de la crise de 1929, la réponse fut celle du progrès social et d’un élan émancipateur comprenant de multiples dimensions de la vie sociale et personnelle. Avant le déchaînement de la barbarie nazie il savait qu’il fallait prévenir et porter le fer. Comparaison n’est pas raison mais c’est d’une politique de progrès qui modifie le rapport capital / travail dont nous avons besoin et qui tarde tant ; c’est une rupture avec les politiques d’austérité qui permettrait aux peuples d’Europe d’échapper au pire.
A peine libéré EN 1943 en Algérie, Ambroise Croizat se penchera sur le programme du Conseil National de la Résistance et impulsera, dès avril 1944, un groupe au sein de l’Assemblée consultative à Alger pour définir les grandes lignes du projet de Sécurité Sociale. Nommé Ministre du Travail et de la Sécurité sociale, par le Général de Gaulle, il eut à mener encore de dures batailles pour faire adopter les lois qui fondèrent le système. Il le veut universel, généralisé, unifié, financé et géré par les cotisants.
Universel, il est ouvert à l’ensemble de la population au travers du choix de la solidarité intergénérationnelle et de la répartition.
Généraliser le système, malgré les corporatismes, les égoïsmes et les résistances de tous ordres était nécessaire car, disait-il : “il ne peut y avoir de Sécurité sociale digne de ce nom si elle ne repose pas sur une très large solidarité nationale.”
L’unicité permet de dépasser la séparation établie entre des législations procédant de principes différents et souvent opposés qui enlèvent aux efforts accomplis une partie de leur efficacité.
Le financement par le système de cotisations est la pierre angulaire du système. Il constate que, je cite, “Faire appel au budget de l’Etat, c’est inévitablement subordonner l’efficacité de la politique sociale à des considérations purement financières qui risqueraient de paralyser les efforts accomplis“. Cette analyse était faite à priori, il y a plus de soixante ans. La CGT fait entièrement sienne cette phrase sans modification.
Enfin, pour la gestion, il déclare : ” Le plan français de Sécurité sociale entend confier à la masse des travailleurs la gestion de leur institution“. C’était la conséquence d’un système reposant sur le travail et la part socialisée du salaire.
D’ailleurs il ne faut pas limiter l’action ministérielle d’Ambroise Croizat à la mise en place de la Sécurité sociale. Il complète le système par la Médecine du travail en octobre 1946 et les comités d’hygiène et sécurité ainsi que les différents comités techniques qui s’y rattachent. Il est partie prenante de la création des Comités d’entreprise. Il jouera un rôle fondamental dans la mise en place d’une grille des salaires reconnaissant les qualifications, grille appelée Parodi-Croizat.
Ces choix sont les nôtres. Non le patronat ne désarme jamais ! Aujourd’hui il veut faire basculer vers la fiscalité le financement de la protection sociale, il veut s’affranchir des cotisations sociales. Au contraire nous réaffirmons très fort que le travail doit payer le hors temps de travail salarié, notre attachement indéfectible au système de cotisation donc à la partie socialisée du salaire. Nous parlons toujours en salaire brut. Les cotisations des salariés c’est le salaire, les transférer vers la fiscalité c’est diminuer le salaire et dévaloriser le travail. Nous devons mesurer le caractère novateur et moderne du système construit à la libération qui demeure l’objet d’envie de nombreux travailleurs de part le monde.
Cette action novatrice, la CGT a la certitude de la prolonger et de l’actualiser en travaillant à construire un Statut du Travail Salarié, réponse progressiste à la crise actuelle et élément majeur de sortie de crise. N’est-ce pas Ambroise Croizat qui déclarait, à peine mise en place les prémisses de la Sécurité sociale “”il faudra bien qu’un jour que j’espère proche, la France se décide à avoir une assurance chômage“
C’est donc à l’ouvrier métallurgiste, à l’infatigable militant syndical et politique, à cet homme que l’on appelait à sa mort “le Ministre des travailleurs” que nous rendons hommage. La CGT est fière de l’apport de tels militants et de tels dirigeants, elle restera digne de leurs combats.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article935