L’Adees (association de développement des études économiques et sociales), outil économique de la Cgt, a entrepris un travail d’étude de la question des transitions industrielles à partir de l’articulation entre travail, emploi, production et innovation. Réalisé en 2016, ce travail repose sur des monographies et des échanges réalisés avec des responsables syndicaux et des consultants de cabinets d’expertise intervenant auprès de Comités d’Entreprises d’entreprises industrielles.
Prééminence de la production sur l’innovation ?
Le potentiel industriel est aujourd’hui très souvent réduit dans les discours et dans les politiques publiques aux « écosystèmes d’innovation » lui-même souvent réduit à l’élaboration de vitrines technologiques.
Cette conception du potentiel industriel repose sur deux idées préconçues qui s’entretiennent mutuellement. D’une part, elle procède de l’idée d’un certain découplage de l’activité de production à l’échelle industrielle avec l’activité d’innovation à travers la R&D (recherche et développement). D’autre part, elle repose sur l’idée que le développement de l’innovation assurerait automatiquement le renforcement de l’industrie locale en lui conférant un avantage compétitif de taille. En somme, il existerait une sorte de prééminence de l’innovation sur la production, l’innovation assurant l’avantage technologique et donc la localisation à proximité des centres d’innovation de la production industrielle.
Pourtant, comme nous l’avons constaté dans le cas de Stäubli, la maîtrise locale de la production est essentielle dans le maintien du savoir faire stratégique de l’entreprise et le maintien de ses capacités d’innovation. Ainsi, concernant l’activité robotique, la production en interne des cartes (électroniques) de contrôle moteur constitue un enjeu stratégique puisque ce sont ces cartes qui vont véritablement déterminer le comportement du robot. La capacité d’innovation de l’entreprise et d’évolution du comportement de ses bras industriels est donc en partie liée à la production de ces cartes. C’est cette conscience du lien entre maîtrise de la production et maîtrise des savoir-faire nécessaires à la poursuite du développement et de l’innovation qui a conduit les responsables syndicaux à interpeller la direction en Comité d’Entreprise contre une extension continue de l’externalisation de la production des cartes électroniques, les syndicalistes dénonçant la perte d’un savoir-faire et la capacité des salariés en interne à développer les cartes nécessaires à de nouveaux besoins. Autrement dit, le maintien du potentiel d’innovation pour une entreprise mais aussi plus largement pour un territoire dépend entre autres de la capacité productive et de la maîtrise locale des process industriels.
En revanche, le lien entre développement local de l’innovation et renforcement de l’industrie locale voir nationale n’est pas toujours automaique . Les cas de technologies, produits, procédés développés, mis au point et pré-industrialisés avant d’être délocalisés sont nombreux et ne sont pas récents.
La « fluidification » de la R&D et son internationalisation se sont accentuées comme en témoigne le cas de Solvay. Ainsi, en partenariat avec le CNRS et des Universités françaises, Solvay a développé une stratégie mondiale de recherche visant à implanter auprès des marchés en plein essor et des filières de production (où il compte des unités) d’importants pôles de recherche. Alors que le groupe touche 24 millions d’euros par an au titre du Crédit Impôt Recherche « pour installer des programmes de recherche ici plutôt qu’ailleurs » , le laboratoire de Shanghai dédié à la « chimie verte » est passé d’une dizaine de salariés à 150 entre 2010 et 2013 quand le centre de recherche de Saint-Fons est tombé dans le même temps de 467 à 367 salariés . L’exemple de Solvay montre, s’il en était encore besoin, que la R&D ne s’implante pas n’importe où et qu’elle n’est pas exclusivement tributaire des compétences territoriales de pointe en matière technologique et scientifique. Elle est étroitement liée à la production et au tissu industriel local ; lui-même tiré de façon inégale par le niveau de la demande et de l’activité industrielle de production.
Grâce à des partenariats internationaux avec des organes de recherche mondialisés, il est plus facile de (dé)localiser un laboratoire, un programme de recherche de quelques dizaines de personnes et des compétences scientifiques que de déplacer toute une filière industrielle de production. Toutes les innovations développées au sein des pôles ne s’industrialisent pas nécessairement sur le territoire, tout comme elles ne s’industrialisent pas nécessairement tout court. En effet, comme nous l’avons souligné plus haut, la mise en production des nouveaux produits et procédés est très souvent bloquée par la tenue du marché, si bien que l’innovation peut servir à financer des brevets qui servent de « joker » en cas de retournement du marché.
Le territoire comme pierre angulaire de l’articulation innovation/production ?
Dans cette imbrication entre innovation et production, le territoire joue un rôle essentiel puisqu’il est l’espace au sein duquel les relations entre les différents acteurs prennent place.
Au-delà des éco-systèmes d’innovation, souvent organisés par les pouvoirs publics, le territoire est surtout un espace où se s’accumulent au cours du temps les compétences pour en former un tout cohérent, un « complexe territorialisé de compétences ». L’innovation est permise grâce à l’existence de savoir-faire territorialisés en matière de production et les transitions industrielles se réalisent sur la base de ces compétences dans le même temps qu’elles les refaçonnent.
Le cas de Stäubli est symptomatique de ce rapport que l’innovation et plus largement les transitions industrielles entretiennent avec le territoire. L’entreprise bénéficie ainsi de la très haute compétence en mécanique du territoire qui a permis de maîtriser les technologies nécessaires au développement et à la production des robots. Ainsi, les réducteurs constituent des pièces mécaniques essentielles dans la constitution du robot puisqu’ils permettent de jouer sur la relation couple/vitesse et ainsi d’augmenter la puissance du bras en baissant sa vitesse (et inversement) en fonction des applications. Le développement en interne de réducteurs de haute technologie constitue donc une compétence-clé de l’entreprise pour produire des bras de très haute qualité. Or, la technologie employée pour les réducteurs repose en grande partie sur de la mécanique de roulement très présente dans la vallée de l’Arve. Comme le notent les syndicalistes, l’entreprise compte dans ses rangs nombre d’« anciens » de la SNR22 (y compris l’ancien PDG) et bénéficie donc ainsi d’un savoir-faire spécifique sur les roulements (aciers à roulement, traitements thermiques de roulement…). Cet exemple montre que l’industrie du futur et les activités qui s’y rattachent (comme la robotique) s’appuient aussi et surtout sur un tissu industriel productif permettant le développement et la mise au point de nouvelles technologies.
Il montre également que les activités industrielles dites « du futur », en pleine croissance, reposent énormément sur les savoir-faire et les innovations produites par les activités industrielles réputées « du passé ». L’un des enjeux pour le territoire sera donc de maintenir et développer ces compétences locales tout en les faisant évoluer et en y intégrant l’apport des nouvelles technologies (mécatronique, informatique).
Le territoire : source de savoirs faire locaux
La question des savoir-faire locaux et articulés aux filières productives se retrouve au premier plan dans le cadre de l’évolution de Porcher et, au-delà, de l’évolution du textile. L’entreprise est issue du tissage de la soie naturelle et a évolué au fil du temps vers le textile à usage technique et le tissage de fibres composites (carbone, fibre de verre…). Elle a bénéficié de l’existence locale de filières industrielles textile et chimie comme de la filière automobile qui constitue l’un de des principaux marchés. Les évolutions réglementaires (nouvelles normes environnementales) couplées aux évolutions technologiques (développement des matériaux composites) et au développement de certains marchés (trafic aérien) conduisent au très fort développement des textiles à usage techniques dans l’automobile et l’aéronautique, permettant d’allier haute résistance des matériaux à leur faible poids. Le récent rachat de Porcher par un industriel lyonnais (appuyé par un fonds d’investissement) tout comme le renforcement de la présence locale de Hexcel (numéro un mondial des matériaux composites pour l’aéronautique) souligne le développement et les perspectives de cette activité sur les marchés composites. Surtout, l’investissement local de ces deux groupes repose sur les savoir-faire disponibles au niveau local et leur articulation tant en termes d’innovation que de production.
Ainsi, au-delà des aménagements et collaborations prévus dansla nouvelle zone industrialo-portuaire en projet dans le cadre du grand projet Rhône-Alpes médian, l’implantation d’Hexcel sur la plateforme chimique de Roussillon va lui permettre d’accéder à une main d’œuvre professionnelle qualifiée. La direction a ainsi reçu les candidatures d’un personnel qualifié et expérimenté et bénéficie d’un volant de compétences territoriales très fortes puisqu’elle recherche notamment des opérateurs-chimie titulaires d’une expérience dans l’industrie chimique (de la pharmacie à la pétrochimie) et des opérateurs sur la ligne de fibre de carbone pour lesquelles elle cible des salariés venant de la papeterie, du textile, ou d’une activité d’enduction. Comme le reconnait le président du groupe pour les régions Europe, Asie, Pacifique, Moyen-Orient et Afrique, l’implantation dans la grande région lyonnaise est « historique et naturelle » […] car tisser la soie et le fil de carbone est similaire au niveau de la fragilité [et] le couloir de la chimie est également important […] pour la fabrication de fibres de carbone. » Si Porcher, à la différence d’Hexcel, n’ambitionne pas de maîtriser en interne l’ensemble des métiers de la filière, l’entreprise bénéficie des mêmes compétences territorialisées et articulées entre les filières textile et chimie, l’atout premier de la région en matière de textile technique étant que « tous les acteurs se trouvent dans une circonférence de 200 kilomètres de rayon, autorisant un aller et retour permanent entre recherche et application, entreprises et laboratoires » .
Pour autant, ce fort potentiel territorial est en partie menacé par le vieillissement de la population salariale et la raréfaction des compétences professionnelles sur les métiers du textile.
La lente disparition des savoir-faire professionnels et le vieillissement des salariés du textile est une menace identifiée depuis près de 15 ans, les métiers traditionnels du textile sont considérés comme stratégiques pour les industriels du textile technique qui axent leur stratégie de compétitivité sur la qualité de leur production industrielle. Pourtant, les pouvoirs publics vont s’engager sur le financement d’un projet (PERFECT) axé sur la construction de vitrines technologiques implantées dans la métropole. Plutôt que de travailler au maillage territorial de formations professionnelles dans une logique de filière de formation (permettant une progression des individus en termes de qualification), le projet en question propose une forme de polarisation de la formation entre d’un côté un développement des formations sur des certifications de bas niveau -acquises sur la base de module de compétence-, et, d’un autre côté, des formations supérieures de niveau Master ou doctorat permettant d’alimenter les bureaux de R&D.
Dans le cadre des transitions industrielles, il apparaît donc plus que jamais nécessaire de réfléchir en termes de filière. Les transitions industrielles liées aux nouveaux produits et nouveaux procédés impliquent des déplacements et recompositions dans l’ensemble de la filière. Le maintien du potentiel industriel territorial implique donc de retravailler les relations productives pour conserver voire renforcer la maîtrise territoriale de la production.
Dans un paysage industriel marqué par l’internationalisation des groupes et l’éclatement de la grande entreprise industrielle en une myriade de PME de l’industrie et des services, ce travail de maintien des cohérences productives est rendu plus difficile, puisque l’espace de la firme est de moins en moins territorialisé. D’un point de vue syndical, le travail revendicatif de maintien des cohérences productives industrielles apparaît comme un véritable défi puisqu’il nécessite aujourd’hui plus qu’avant de mener ce travail en dehors des établissements et des groupes.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article1327