Jean-Jacques GUIGON : Merci beaucoup Bernard de nous consacrer un peu de temps à quelques jours de l’ouverture de la Conférence Internationale du Travail qui se tient toutes les années au début du mois de juin à Genève.
Tout le monde connait Bernard Thibault l’ancien Secrétaire Général de la CGT. Beaucoup moins sans doute savent que tu sièges au Conseil d’Administration de l’OIT (Groupe Travailleurs). Peux-tu en quelques phrases nous définir ce qu’est l’OIT et en quoi consiste pour toi ce nouveau et important mandat international ?
Bernard Thibault : l’Organisation Internationale du Travail, crée en 1919 est la seule institution mondiale où la voix des travailleurs peut se faire entendre. A côtés des gouvernements et des employeurs je m’emploie, avec mes camarades de la délégation « travailleurs », à intervenir sur les différentes missions qui sont celles de l’organisation : élaborer les normes internationales du travail (une forme de code international du travail), participer au contrôle de l’application de ces normes, contribuer à promouvoir l’expertise sociale incomparable dont dispose l’OIT pour accroitre la prise de conscience de l’impérieuse nécessité de se mobiliser pour le progrès social pour tous. Comme pour notre présence dans d’autres institutions il nous faut conjuguer notre présence avec l’intervention syndicale sur le terrain. C’est ainsi que nous avons pu contrarier l’offensive patronale contre le droit de grève par une mobilisation coordonnée dans tous les pays le 18 février ou mener campagne contre l’esclavage dont sont victimes la plupart des immigrés qui travaillent au Qatar.
JJG : Face aux terribles constats que près d’un terrien sur deux vit avec moins de 2$/jour, que dans le monde 30 millions de personnes vivent en situation d’esclavagisme, que 168 millions d’enfants subissent le travail forcé, que 50% de travailleurs n’ont pas de contrats de travail, que 70% sont dépourvus de protection sociale… Que peut faire concrètement l’OIT face à ce terrible constat ?
BT : L’OIT doit déjà demeurer fidèle à ses principes fondamentaux .j’aime à rappeler certains attendus adoptés par les Etats créant l’OIT : « Une paix universelle et durable ne peut être fondée que sur la base de la justice sociale ».
« Il existe des conditions de travail impliquant pour un grand nombre de personnes l’injustice, la misère et les privations, ce qui engendre un tel mécontentement que la paix et l’harmonie universelles sont mises en danger ».
« La non-adoption par une nation quelconque d’un régime de travail réellement humain fait obstacle aux efforts des autres nations désireuses d’améliorer le sort des travailleurs dans leurs propres pays ».
« Le travail n’est pas une marchandise ».
Ces déclarations ont bientôt 100 ans et demeurent tout à fait contemporaines.
Pour autant le monde a changé et continue de changer entre autres dans sa dimension économique et sociale. Les outils dont disposent l’OIT pour amener les Etats à remplir leurs obligations sont importants mais insuffisants. Le non-respect des règles du commerce mondial par les Etats ou les firmes est passible de lourdes sanctions, ce n’est pas le cas pour les infractions à la législation sociale et cela n’est pas normal. Il faut établir une autre hiérarchie des valeurs. Il serait également nécessaire de mon point de vue que les multinationales soient responsabilisées sur les conditions sociales de l’ensemble de leur chaine de sous-traitance sinon elles pourront continuer comme certaines d’entre elles à profiter, au vrai sens du terme de régimes corrompus ou d’administration nationale incapable d’assurer leur mission de contrôle du droit social. Il conviendrait aussi plus particulièrement en Europe de veiller à ce que tous les Etats membres d’un même espace économique mettent en œuvre les conventions de l’OIT, c’est malheureusement loin d’être le cas.
JJG : Je suppose que le MEDEF dans le groupe “Employeurs”, tripartisme oblige, essai de peser de tout son poids à l’OIT pour dénoncer certaines conventions qu’il juge trop contraignante, Je pense à la 158 par exemple…
BT : Tu as raison, et les déclarations de Pierre Gattaz, au nom du Medef, qui demandait au gouvernement Français de dénoncer la convention 158 ont résonnées jusqu’à Genève. Ce texte impose aux employeurs que tout licenciement soit justifié. C’est ce que les employeurs appellent « les rigidités du marché du travail ». Cela est tout à fait révélateur de deux visions du monde de demain. Ou nous œuvrons à faire progresser les droits des travailleurs quel que soit le continent, ou nous acceptons le recul social au nom de « la compétitivité économique », qui n’est rien d’autre dans leur esprit qu’une mise en concurrence des travailleurs sur la base du moins disant social.
Le Medef, pourtant largement entendu par le gouvernement actuel, n’est jamais rassasié. Ainsi il vient de demander que la France soit mise au banc des accusés lors de la conférence annuelle de l’OIT au motif de sa politique en matière d’emploi. C’est une première qui consiste à trouver une tribune internationale pour obtenir d’autres mises en cause du code du travail français. Naturellement nous saurons lui répondre.
JJG : La CGT Rhône-Alpes est jumelée avec le Liban, et lors d’une récente mission à Beyrouth Lynda Bensella et moi-même avons rencontré des militantes “travailleuses domestiques” d’un courage remarquable qui vivent dans des conditions extrêmement difficiles et sous payées. Et il y a ainsi 230 millions de personnes qui veulent échapper à leur réalité pour trouver “ailleurs” un travail décent et un revenu permettant de travailler dignement. Comment cette question est-elle abordée à l’OIT ?
BT : A propos des travailleurs domestiques un recensement de l’OIT chiffrait à 52 millions le nombre de ces travailleurs pour 117 pays, plus de 80% sont des femmes très souvent effectivement dans des conditions de surexploitation.
Le nombre réel est bien plus élevé si l’on intègre la totalité des pays et les « enfants domestiques » eux aussi très répandus. Une convention depuis 2011 encadre le travail domestique, protège le droit et la dignité de ces travailleurs. Comme pour tous les textes de référence de l’OIT il faut d’une part militer pour que les Etats adaptent leur législation en conséquence, et d’autre part inciter les travailleurs à se syndiquer pour faire respecter leurs droits. Il existe déjà des syndicats de travailleurs domestiques et ce sont de bons points d’appuis.
Plus globalement l’OIT agit sur plusieurs plans pour promouvoir le travail décent. Les rapports sur les revenus du travail montrent une tendance à l’accroissement des inégalités qui est souvent amplifiée avec les politiques d’austérités et le recul de l’implantation syndicale. Elle mène une campagne mondiale pour l’éradication du travail des enfants, des actions pour l’extension des systèmes collectifs de protection sociale… Cette année la Conférence doit élaborer un texte sur la transition de l’économie informelle vers l’économie formelle afin de lutter contre le travail non déclaré où les travailleurs n’ont aucun droit mais ou les profits peuvent être colossaux.
JJG : Un autre jumelage entre une Union Locale de l’Isère (Grésivaudan) et la CGT-B de Ouagadougou (Burkina Faso) a pointé ces jours-ci (au-delà d’autres formes de solidarité), la nécessité d’une coopération militante Nord/Sud à partir des multinationales françaises implantées au Burkina et plus généralement au Sud. Et bon nombre d’entre elles, tu es bien placé Bernard pour le savoir(!), sont loin d’être exemplaires.
C’est un travail CGT de longue haleine qui doit mettre en synergie Fédérations et Territoires. Pourquoi est-ce si difficile à organiser, y compris pour une organisation comme la notre qui porte l’internationalisme dans ses gênes ?
BT : Intervenir au sein des multinationales et de manière coordonnées entre syndicalistes de différents pays est aujourd’hui primordial. 50 000 multinationales avec un réseau de 450 000 succursales qui emploient 200 millions de personnes représentent un réseau économique et social considérable. Par définition leurs assises internationales en fait des acteurs déterminants sur les conditions sociales dans les pays où elles conduisent leurs activités. Il nous revient de s’intéresser à leur politique sociale, aux conditions de travail, aux respects des libertés syndicale … partout où elles sont présentes. Pour y parvenir la conjugaison de tous nos moyens est nécessaire, et il ne doit pas y avoir d’atermoiement entre nous dans ce domaine.
JJG : “Aussi arrogant et intransigeant soit-il, aucun gouvernement ne peut garder ses projets intacts, si les salariés décident qu’il doit en être autrement”. Ce sont des mots Bernard que tu as prononcé il y a juste vingt ans, c’était en 1995. Aujourd’hui où le monde du travail est violenté, précarisé, parcellisé, où le syndicalisme est divisé, à l’heure des 120 ans de la CGT et des 97 ans de l’OIT qu’as-tu envie de dire en conclusion aux militantes et militants de la CGT de l’Isère et de Rhône-Alpes.
BT : La très longue histoire de la CGT nous enseigne que la lutte syndicale pour les droits et les libertés à régulièrement été parsemée d’embuches. Certains de nos prédécesseurs ont rencontrés des conditions oh combien plus difficiles que les notres pour porter le drapeau de la CGT. Je rencontre comme toi des syndicalistes qui sur certains continent agissent parfois au péril de leur vie… Ayons donc confiance en nous, soyons unis et solidaires dans l’adversité et gardons-nous de vouloir écrire les pages de l’histoire avant que les travailleurs eux-mêmes en aient décidés. Nous sommes là pour empêcher que seul le monde des affaires s’occupe des affaires du monde
JJG : Merci beaucoup Bernard.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article1042