Je voudrais dire d’emblée tout le plaisir d’avoir été invité à cette journée et l’honneur d’avoir été sollicité comme grand témoin et donner deux précisions en introduction de cet exercice pour expliciter rapidement à quel titre et de quel point de vue je parle :
1. Economiste, Universitaire, désormais Prof. Honoraire à Lyon 2, spécialiste en Macroéconomie (Fluctuations, crise, croissance) et en Economie industrielle, du travail et de l’innovation (équipe CNRS en Economie des Changements technologiques).
Collaborateur de longue date des syndicats en termes d’étude ou de formation au niveau national (Rapport annuel de la CGT…) ou régional. Participant aux sessions extérieures de l’INTEFP en Allemagne (BW, Brandebourg…), Espagne (Catalogne, Pays Basque…), Italie (Lombardie, Emilie-Romagne…), mais aussi Pologne, Finlande…
Ancien élu, au titre de la société civile, à la Ville de Lyon (adjoint aux RH …) et au Conseil Régional Rhône-Alpes (en charge de l’évaluation des politiques régionales et actif en matière de FP et dans toutes les instances de dialogue social). Continuant à suivre d’assez près l’action publique au plan métropolitain et régional, mais désormais dans le cadre du Conseil de développement de la Métropole, qui est une instance de démocratie participative auprès des élus.
2. Comme Grand témoin, pas de volonté de synthèse mais plutôt d’ouverture sur trois questionnements, certes présents dans les exposés et débats de la journée et dans les restitutions qui viennent d’être faites des ateliers mais que j’aimerais mettre en avant comme autant d’idées force sans doute à encore approfondir pour aller plus loin dans la réflexion et l’action :
D’abord, la prise en compte des mutations de grande ampleur qui caractérisent les conditions de production du point de vue – disons – des “forces productives” (I)
Ensuite, les logiques à l’oeuvre en conséquence dans ce que l’on peut appeler la “territorialisation du capital”, avec notamment le processus de métropolisation allant de pair avec la mondialisation (II)
Enfin, les thèmes qui paraissent particulièrement décisifs pour engager une véritable “contre-offensive” sociale et syndicale et les nouvelles alliances que sans doute ils requièrent (III)
I. les rapports de production
Je ne reviendrai donc pas sur l’analyse, très présente déjà dans les échanges de la journée et à laquelle je souscris entièrement, sur la financiarisation et la mondialisation exacerbées de l’économie à l’échelle mondiale , ni sur la poursuite de la crise de la production et de l’emploi ouverte depuis 2008 et dont l’Europe est encore loin d’être sortie, ni sur les politiques d’austérité et de d’affaiblissement délibéré du rapport salarial qui perdurent et perpétuent précisément cette situation de crise, de sous-emploi et de précarité de masse.
Mais je voudrais, en amont en quelque sorte de cette analyse des rapports de production à l’œuvre aujourd’hui, revenir sur le nouveau visage des forces productives qui définissent des conditions profondément modifiées de la production.
Lorsque l’on parle, en Allemagne d’abord mais désormais aussi partout en Europe, “d’Industrie 4.0”, c’est bien pour indiquer que nous sommes dans une nouvelle étape des modes de produire. “Industries 1.0, 2.0, 3.0”, c’étaient les étapes précédentes du machinisme, puis de l’électricité, puis des trente Glorieuses et de la production de masse d’après-Guerre. “Industrie 4.0”, c’est tout à la fois la “transition numérique” et la “transition écologique”.
Ce que j’ai entendu du compte-rendu de l’atelier 3 sur le vieillissement m’incite même à parler d’une possible troisième transition « sociodémographique », quasiment « anthropologique, avec l’allongement de la vie pour tous et sans oublier les phénomènes désormais majeurs de migrations et de mobilités internationales.
J’insiste sur ce thème de transition, désormais en première ligne plutôt que celui de mutation, et qui indique selon moi une certaine prise de conscience que le processus est désormais engagé. Il y a toujours la crise, mais nous sommes sans doute déjà désormais dans une phase de « grande transformation ».
Cette double, voire triple, transition suscite de profondes modifications dans les modalités d’organisation des entreprises et plus fondamentalement de valorisation-dévalorisation du capital. Il n’est que de penser à la montée de ce qui est appelé l’univers des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), à “l’ubérisation” de l’économie (avec y compris l’appel à la quasi-salarisation des travailleurs initialement engagés comme indépendants). L’affaire Volkswagen, peut-être peut-on dire plus précisément Volkswagen-Bosch, est précisément au croisement d’une telle double transition : numérique, par le logiciel implanté clandestinement, et écologique pour contourner une exigence de lutte contre l’effet de serre.
Mais bien sûr ces transformations entrainent aussi de profondes modifications dans les conditions d’exercice du travail et de l’emploi et dans les formes même du salariat, du quasi-salariat, du travail dit indépendant… Comme syndicats, vous y êtes naturellement particulièrement attentifs, mais je me permets de souligner l’importance qu’il y a à bien prendre en compte ces transitions en cours pour envisager les nouvelles formes de travail et d’emploi à revendiquer à l’opposé de celles que veut imposer le monde de la finance et du capital.
II. la territorialisation du capital productif
J’en viens à ma seconde idée-force, elle-aussi souvent déjà présente dans les débats d’aujourd’hui, mais selon moi également à creuser encore quelque peu, à savoir une nouvelle “territorialisation” du capital productif, au moment même où l’on assiste à une “globalisation” sans frontières du capital financier.
On constate, bien sûr, à l’échelle mondiale comme cela a toujours été le cas au cours des phases précédentes d’essor de nouvelles forces productives, à un redéploiement des activités industrielles, et désormais aussi massivement servicielles, à l’échelle de la planète. Même s’ils connaissent un net essoufflement dans leur croissance par rapport au début des années 2000, on voit monter dans l’échelle de la production mondiale des pays dits « émergents », les BRICS, par rapport aux pays développés de l’Amérique du Nord, de l’Europe et du Japon.
Mais aussi, notamment au niveau européen et national, on voit s’accélérer in développement territorial particulièrement inégal, “avec des régions qui gagnent et des régions qui perdent”. Avec un processus de concentration et de spécialisation de “projets d’excellence dans des territoires d’excellence”. Et une métropolisation allant de pair avec la mondialisation, succédant au couple que l’urbanisation faisait avec l’industrialisation. Ce mouvement est accentué ou accompagné plutôt que régulé ou maitrisé par les pouvoirs publics. Ainsi voit-on se mettre en place en parallèle une nouvelle “territorialisation” des pouvoirs et de l’action publique. Ce mouvement est particulièrement net en France, mais est aussi présent partout en Europe.
Cette question de l’inégalité accentuée du développement entre les régions et au sein des régions amène de mon point de vue à devoir sans doute se réinterroger sur l’objectif initialement poursuivi dans l’instauration en 1988 de la démarche des “Quatre moteurs pour l’Europe”. A l’époque, il y a bientôt trente ans, il s’agissait de créer en quelque sorte un “club” de régions qui avaient en commun d’être à la fois “non capitales” et particulièrement “motrices” dans le cadre des industries et productions alors prévalentes.
Aujourd’hui, à l’heure de la double transition numérique et écologique et d’une Europe qui n’est plus qu’occidentale mais aussi médiane et orientale, quel est le bon espace des coopérations renforcées et solidaires à établir ? Sans avoir personnellement la réponse, je m’autorise en tout cas à poser la question.
III. Une contre offensive syndicale
De la même manière, je me risquerai dans mon troisième et dernier point d’intervention à interroger les thèmes et formes d’action, syndicale et plus générale, qu’il me semble devoir absolument aborder pour passer de la nécessaire résistance à la crise, à l’austérité et à l’affaiblissement délibéré du camp du travail à un début de contre-offensive pour plus de progrès social et économique, plus de respect de la nature, plus et mieux d’emploi et de solidarité.
Sans du tout vouloir ou prétendre établir la nouvelle feuille de route de la CES (!), j’identifierais volontiers trois thèmes incontournables, qui ont été d’ailleurs assez largement abordés dans les débats et restitutions d’ateliers que nous venons d’entendre :
Tout d’abord, le nerf de la guerre, le niveau de la finance et du financement : je ne peux bien sûr à cet égard que reprendre tout ce qui a été dit sur l’intérêt et même l’urgence de mettre en place en Europe un plan d’investissement tel celui proposé par la CES et par rapport auquel celui de Junker fait quantitativement et qualitativement vraiment pâle figure. Il a bien été rappelé que le plan de la CES repose sur une autre stratégie de productivité et de compétitivité, coopérative et non concurrentielle, avec une mise en avant d’autres critères et d’autres modalités de prise de décision.
Au-delà, il y aurait à remettre sur le tapis la question de la collecte et de l’utilisation de l’épargne des salariés dans les territoires ainsi que celle de l’orientation des fonds de pension au service de l’emploi et de la production et non de la finance et de la spéculation.
Deuxième sujet à attaquer frontalement, celui de l’industrie, de la recherche et de l’innovation. Vous l’avez très sérieusement abordé dans l’atelier deux dont le rapport a été fait tout à l’heure. Je n’ai donc que peu à y insister, sinon pour souligner à nouveau la grande importance qu’il faut de mon point de vue accorder à la perspective de la “double transition” numérique et écologique lorsque l’on traite de ces nouvelles opportunités de production et d’emploi et bien sûr des conditions concrètes de mise en oeuvre de ces opportunités par les entreprises. Il faut y insister car ces transitions nécessitent des gros investissements et une stratégie à long terme à l’opposé du “court-termisme” financier qui règne pour les actionnaires. L’exemple de ST-Microelectronics qui a été présenté est très significatif à cet égard.
Troisième et dernier thème décisif pour l’avenir, bien sûr, celui du travail lui-même, de ses conditions d’exercice et de rémunération, de l’organisation et des conditions de travail, de la qualité de vie au travail, de la santé au travail, de la protection sociale pendant la vie active et au-delà au moment de la retraite. Et des droits des travailleurs, y compris à participer réellement aux décisions stratégiques qui les concernent et qui concernent l’avenir de la société. Ce qui touche à des thèmes que vous avez abordés dans l’atelier trois sur les enjeux du vieillissement et dans l’atelier un sur la compétitivité et la gouvernance des entreprises. Mais qui va aussi sur le sujet décisif de la formation et des compétences à développer pour tous les travailleurs dans les conditions nouvelles de production et plus généralement pour leur émancipation, thème largement évoqué dans les trois ateliers et qui mériterait à lui seul une nouvelle rencontre comme celle d’aujourd’hui.
En guise de conclusion :
Une dernière remarque, que je formule cette fois non plus tant comme économiste ou universitaire que, à titre personnel, comme membre du Conseil de développement de la Métropole de Lyon, instance participative que j’évoquais en introduction. C’est la nécessité dans ce combat pour le progrès économique, social et politique d’une “nouvelle alliance” entre le monde du travail et la société civile qui s’organise, de manière non gouvernementale dit-on en Europe : ONG, pour résister, propose, avancer des solutions. Cette jonction entre démocratie sociale et démocratie citoyenne, cette articulation entre dialogue social et dialogue civil pour reprendre la terminologie européenne, me parait plus que jamais à établir pour pouvoir aller de l’avant.
Merci en tout cas pour votre attention.
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Ancien lien : https://www.cgt-aura.org/spip.php?article1101